Tweeting sur une sonde

Quelques notes à propos de la sonde 11#10 – étudiant / artiste 2.0
(La Chartreuse – CNES / Ecole de la Cambre)

Un texte d’Emmanuel Guez écrit pour son blog Writing machines.

22 novembre 2010. Ecole de la Cambre. Devant les étudiants du premier cycle. Franck Bauchard. Le cœur des sondes, c’est les mutations de l’écrit. Les étudiants questionnent et assènent que non, le théâtre c’est autre chose, c’est un texte, un auteur, une représentation avec une salle et une scène avec des acteurs. Si l’écriture mute au théâtre, c’est le problème du théâtre. Ils nous rappellent qu’ici c’est une Ecole d’Art. C’est mon tour. Je parle de ces artistes qui explorent le Web 2.0. Un étudiant m’explique que s’il étudie dans une école d’art, ce n’est pas pour faire ce qu’il fait tous les jours – et d’ailleurs qui a dit qu’il était, lui aussi, un natif du numérique? Il dessine, peint, sculpte, monte et démonte, collecte, programme, mais le Web, celui que l’on appelle le 2.0 – et ses genres artistiques, les fakes, mèmes, parodies, cela n’a rien à voir avec l’art – c’est juste du travail d’amateur, rien de plus. Valérie Cordy propose une démo de ses astéroïdes. Quelques étudiants s’offusquent. Il est question de définition de l’art. Avant de nous quitter, nous demandons à chacun de rédiger 10 projets artistiques sur le site de réseautage Twitter – sur 10 jours, cela fera environ 500 tweets – que chacun tente de produire un tweet par jour – ces tweets serviront de matière pour une conférence-performance produites par six étudiants du deuxième cycle, option « art numérique » . Ce sera le 13 décembre. – « On va mettre notre nom ? » – « Vous pouvez utiliser un pseudo » – « On ne va quand même pas vous donner nos idées »… Fin de l’acte 1.

13 décembre 2010. De retour à l’Ecole de la Cambre. Dès mon arrivée dans la salle, une étudiante me remet un dossier avec des statistiques sur mon profil Twitter. Suis sondé comme tous les autres, ma note, 3.43 sur 10, est ridicule, comparée à celle de LadyGaga – profil vérifié et noté 10 sur 10. Préparée par six étudiants avec Valérie Cordy, la conférence-performance commence, mêlant fiction et réalité ou plutôt révélant la part de fiction et de jeu théâtral qui existe dans les communications scientifiques. Je me souviens de cette rencontre improbable, sur l’île de Madère, avec une femme dont le métier est de conseiller les plus grands scientifiques du monde sur la manière de communiquer. Le rapport scène / salle est frontal, les étudiants performeurs d’un côté, les étudiants-twitteurs de l’autre. Une première étudiante commence par lire quelques tweets sélectionnés parmi les 567 tweets rédigés par les étudiants de premier cycle. Très vite, la conférence quitte les contenus pour s’attacher à la matérialité des tweets – des lettres, des chiffres, des hachetétépés. Lentement, la descente – ou l’analyse, se poursuit. Une autre étudiante explique qu’une application permet d’établir une sémantique des passions – il y a les twitteurs heureux et les malheureux – pourquoi donc communiquer son malheur au monde – j’apprends que mon âme est triste. On me trouve une solution : devenir heureux avec mon malheur, j’acquiesce, un vieux truc de stoïcien. L’analyse se fait de plus en plus précise. Une troisième étudiante ajoute qu’avec moins de 140 caractères, nul ne peut prétendre au droit d’auteur. – « Désolé, vos idées appartiennent à tout le monde ». Sauf si vous les associez à un acte ou à une image. Au même moment, sur un tableau noir une étudiante trace à la craie un tweet de @johannesfrei – « a line has two fucking sides ». De l’autre côté de l’écran, sur un autre tableau, sa comparse dessine une ligne. Photo de la ligne, immédiatement mise en vente sur ebay par un dernier étudiant. L’idée n’existe qu’à travers sa trace et les droits d’auteur iront à l’auteur de cette trace. Commercialisée, la trace devient œuvre. En quatre actes, une poignée d’étudiants ont mis à jour les règles de l’art et montré combien les questions soulevées par l’art conceptuel et par Marcel Duchamp reste pertinentes. Bientôt un text-to-speech appelle le vainqueur, @johannesfrei justement. Le vainqueur du meilleure ratio. Vous vous souvenez de LadyGaga ? @johannesfrei a 2.48 sur 10, c’est la meilleure note. @johannesfrei est absent ce jour-là, un autre étudiant reçoit son prix. La salle se fige. Une note est une chose sérieuse pour un étudiant.

C’est désormais le temps des retours et questions. @johannesfrei a obtenu sa note grâce à sa régularité – chaque jour un tweet – sans doute à des heures différentes – sans doute chaque jour de nouveaux abonnés – et parfois, quelques retweets. Peu importe le contenu pourvu qu’il circule. La circulation des données, c’est le fond de l’économie du Web. Serge Hoffman et moi-même évoquons les data center, les coûts énergétiques et matériels de Google, Facebook, et autres. Les publicités c’est un détail, une source de revenu partielle. L’essentiel, ce sont les données qui servent au profilage des internautes. Certes, ici aussi, le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : chacun se garde bien de préciser ses opinions politiques, son adresse, son numéro de téléphone, voire sa religion ou ses attirances sexuelles. Pourtant si intéressantes soient-elles pour les sites du Web 2.0, ces données si célèbrement « personnelles » sont la partie visible de l’iceberg. Le cliqueur, qui croit déjouer le « système » en s’abstenant de les fournir, se trompe car les retweets et les likes suffisent à dévoiler son visage. Les étudiants sont heureux d’apprendre que l’art du portrait se porte bien. Mais ces portraits-là ont aussi leur prix et les sites commerciaux du net se les arrachent à prix d’or. L’aliénation a son  nouveau modèle : chaque heure passée à se contempler dans le miroir du livre universel des portraits crée de la valeur. L’époque de la massification du savoir de l’aristocratie et de la bourgeoisie par l’école est révolue. Désormais, la massification a une autre ambition : égaler le narcissisme des rois. En échange, chacun, devenu souverain, accepte que sa tête soit déposée sur un plateau d’argent et offerte aux marchands du Web.

Le temps est venu de faire un point sur le dispositif. Pourquoi une conférence et non des lignes de code ? Comme dans toute production dans une économie capitaliste, la valeur du Web 2.0 est produite par le temps des internautes. Une nouvelle fois, l’art agit, non pour dénoncer – car l’art n’est pas soluble dans la politique, mais pour rendre sensible le Web, cet environnement technique qui fait désormais partie de notre nature. Il n’y a pas d’autres moyens de le rendre sensible qu’en agissant sur lui.  J’ai compté trois types d’actions. Il y en a peut-être d’autres. Certains artistes agissent sur le temps de l’internaute lui-même, en détournant son attention, en opposant une image à une autre, en captant la succession de ses clicks pour les attirer vers des productions parodiques, critiques, ou poétiques. C’est le cas des productions de Michaël Borras a.k.a. systaime, sumoto.iki, Nicolas Frespech, lesliensinvisibles, Julien Levêque … D’autres, dans une stratégie plus visible, cherchent à atteindre les contradictions du système. La portée est ici plus directement politique et économique, l’objectif plus ou moins inavouée étant généralement de finir devant les tribunaux. Cette démarche s’inscrit à la suite du net art, regroupant des collectifs d’artistes tels que etoy, ubermorgen.com, www.0100101110101101.org, ou encore certaines productions de Christophe Bruno. Il est enfin une troisième approche, plus récente, qui consiste à relier les différentes temporalités d’un être singulier équipé en haut-débit, par exemple la temps passé avec le Web et celui passé au sein de l’habitat quotidien (une relation explorée par Albertine Meunier avec l’Angelino). Relier le temps du Web à celui de la performance, c’est ce que propose Christophe Bruno avec son Human Browser et Valérie Cordy avec ses Astéroïdes. Le Web nourrit et étend la scène  qui, en retour, lui donne une forme et une image. C’est cette dernière approche, d’ailleurs plus théâtrale que performative, qu’ont retenu les six étudiants de l’école de la Cambre, montrant une fois de plus que le théâtre peut s’emparer du flux continue du Web et de l’internet – si l’on veut bien adopter une vision renouvelée du théâtre. De leur côté, les étudiants-artistes-twitteurs-spectateurs ont assisté à une pièce de théâtre dont ils avaient contribué à écrire le texte. Comme quoi, il est possible d’être un auteur sans le savoir, à condition d’accepter d’être multiple, à l’instar des identités de l’internaute.

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